Les trois font la paire

(Ο τρίτος όρχεις)

       Les premiers accords de Ta place dans ce monde[1] de Gauvain Sers résonnent dans les enceintes de ma voiture. Je coupe immédiatement la radio. Il n'y a pas lieu de rajouter une nouvelle souffrance au mal de tête qui me laboure le crâne. La circulation est fluide à cette heure de la nuit et mon unique préoccupation est de ne pas croiser une patrouille de police. Je dois être à deux grammes par litre.

       J'approche de mon immeuble et cherche une place pour garer ma Clio. La lumière des lampadaires et les véhicules sur le parking dansent devant mes yeux. "Sur le parking des gens heureux, il faut parfois tourner un peu Pour trouver une place dans la ronde, et pourvu qu'elle te corresponde…"[2] Je ne supporte plus ces paroles. Elles ont trop bercé mes nuits passées avec Zohra.

       Je me concentre et glisse ma Renault dans un des emplacements. Trois jours plus tôt, les Salmon, ces imbéciles de voisins, sont venus frapper à ma porte dès sept heures parce que j'avais laissé ma voiture en plein milieu du parking. Bien sûr, ils ne pouvaient pas sortir de leur stationnement, mais s'ils avaient mieux regardé, ils auraient vu que j'avais oublié les clés dessus. Ce n'était pas compliqué de la déplacer eux-mêmes. Mais bon ! Quand on aime faire des histoires...

       La soirée a été terrible. Avec Seb et Mika, on a voulu fêter la St-Valentin. Ce ne sont pas les trois apéros ou la bouteille de vin que j'ai bus qui m'ont fait le plus de mal. Non. Ça, c'est la routine. C'est la bouteille de vodka qu’on a finie. Mais ces deux comparses sont terribles pour m'entraîner dans leur libation… Et puis, je suis si faible.

       « Quand je jouais dans les bars et que les gens se souciaient Vachement moins de ma guitare que des verres qui trinquaient »[3]

       Connard de Gauvain ! Ce petit Renaud de pacotille a définitivement brisé ma vie. De l'avoir écouté tant de nuit en boucle avec Zohra, j’ai l’impression à présent qu’il me nargue quand il chante.

       Jamais je n’aurais dû raconter cette histoire de troisième testicule… Non ! Jamais. Mais voilà ! Tel est pris qui croyait prendre comme disait ma grand-mère Aglaé… Ou Jean de La Fontaine, je ne sais plus.

       Belle Zohra ! Tout avait commencé lors de la soirée de rentrée des étudiants en septembre dernier. Avec ses longs cheveux bruns bouclés et son teint mat, l'esprit léger et pétillant de la Méditerranée était entré dans ma vie. Elle riait de mes propos en s'appuyant nonchalamment contre mon épaule tandis que nous devisions autour d'une table. Elle venait juste de débarquer en France, à Clermont-Ferrand, pour poursuivre ses études d'architecture.

       Pourquoi ici alors qu'elle avait passé les vingt premières années de sa vie en Thessalie ? Oui ! Pourquoi ? Certainement parce que du mont Olympe qui surplombe la vallée où elle avait vu le jour, les dieux, dans leur obscur ennui, avaient décidé de s'amuser de moi.

       C'était une amie commune, Anastasie, Grecque comme elle et avec qui elle partageait le même appartement, qui nous avait présentés. Anastasie aussi était fabuleuse. Ses yeux noirs profonds qui vous dévisageaient ironiquement sans que vous en sachiez la raison me troublaient. J'avais tenté à plusieurs reprises de sortir avec elle, mais sans succès. Ses manières étaient familières, affectueuses, mais un amour qui l'attendait au pays des Hellènes, parait-il, la rendait inaccessible à nos infructueuses tentatives. Car je n’étais pas seul sur l’affaire. Mika et Seb avaient aussi voulu prendre cette île grecque. Nos frégates s’étaient abimées sur ses rochers nous laissant un temps supposer qu’elle venait de l’île de Lesbos.

       Des rares occasions où nous avions pu la raccompagner à son appartement, elle avait su brider nos ardeurs en nous invitant à nous assoir sagement dans le séjour tandis qu'elle nous servait une décoction de son pays. Jamais les tisanes de feuilles d’olivier ne m'avaient autant fait saliver. De nous trois, j'étais le seul à avoir pressenti le bonheur d'aimer une telle beauté. Lors du réveillon de la St Sylvestre précédent, je l’avais accaparée dès les premiers verres de Téquila. Tout ce que je pouvais dire la rendait hilare et, après un flossing de dingue au cours duquel elle s’effondra de rire, je l'avais entraînée dans la cuisine pour l'embrasser à pleine bouche. Elle répondit à mon étreinte avec une ardeur inattendue jusqu’à ce que des importuns viennent nous importuner.

       Anastasie reprit ses esprits et se referma comme une huitre. Je restais quand même auréolé d'une gloire certaine pour avoir été le seul à connaître le goût de sa langue sur la mienne et avoir senti la douceur de ses seins contre ma poitrine. Et longtemps, je gardais vivace cet instantané de bonheur. Jamais, elle ne fit allusion à cette minute de faiblesse et j’aurais pu croire qu’elle n’éprouvait plus rien pour moi. Pourtant, plus d’une fois je surprenais ses yeux levés vers moi et dans lesquelles je lisais une tendre mélancolie. Que voyait-elle de si beau en moi ?

       Avec l'arrivée de Zohra, un nouveau challenge s’ouvrait pour Seb, Mika et moi et pour lequel nous n'avions plus droit à l'échec. Comme sa compatriote, Zohra nous apparaissait terriblement proche et inaccessible en même temps.

       Notre compagnie l'amusait et nous étions pleins d'esprit et de charmes auprès d’elle. Mais je faisais figure de favori. J’étais le seul autorisé à entrer dans sa chambre pour le plus futile prétexte. Une ampoule à changer, un meuble à réparer. Alors, mes pensées délaissèrent Anastasie pour se languir de Zohra.

       Secrètement, je souffrais aussi d'une autre douleur. Une hernie, mal placée derrière mes testicules risquait plus tard de me rendre stérile. Ceci nécessitait une petite intervention chirurgicale qui avait été programmée pendant les vacances de Toussaint.

       Quand Zohra me demanda ce que je faisais la dernière semaine d’octobre, je répondis évasivement, mais, mentionnant le service d’urologie, je ne fis qu’aviver sa curiosité. Mika, un jour m'en parla : « Je suis emmerdé. Zohra n'arrête pas de me harceler à propos de ton hospitalisation. » Pour mon plus grand malheur, j'eus cet éclair de génie: "Dis-lui que j'ai une malformation. Dis-lui que j'ai trois testicules et qu'on doit m'en retirer une."

       Mika est un copain. Un vrai. Dans une fausse confidence, il lui révéla cette surprenante pathologie. Alors, Zohra s’embrasa. Un homme nanti de trois testicules ne pouvait posséder qu'un tempérament fabuleux. Elle me hissa, m’avoua-t-elle plus tard, au rôle de satyre flamboyant et insatiable, dans l’Olympe licencieux de ses fantasmes. Je n’ai jamais compris ce qu’elle entendait par là, mais il faudrait être idiot pour ne pas discerner comme un éloge capiteux.

       Fin octobre, je rentrai à l’hôpital et l'intervention se passa sans problème. À peine sorti de mon anesthésie, je découvris Mika, Seb, Anastasie et Zohra à mon chevet.

       L’attention de mes amis en ce jour fut bien sympathique, mais je devinai aussi une curiosité à peine voilée chez les deux jeunes femmes. Pourraient-elles entrevoir ma jolie petite cicatrice ? Leur sollicitude était touchante et chacun avait un présent pour moi. Une bouteille de Merlot 2007 amenée par les garçons, une boîte de chocolat par Zohra et… le dernier CD de Gauvain Sers, Ta place dans ce monde offert par Anastasie. Je fus un peu surpris ignorant qu’elle appréciait les chanteurs francophones. En me le donnant, elle me glissa à l’oreille :  « La vérité est dans le texte. » Je ne compris pas.

        Putain de Gauvain !

       Après ma sortie d'hôpital, harcelé par une Zohra omniprésente, j’oubliai sa remarque. Zohra était gentille, attentionnée et un brin malicieuse par ses sous-entendus concernant mon opération. Nous écoutions de longues heures Gauvain Sers nous chanter ses amourettes de gavroche en dégustant ses chocolats. Et le Merlot, me demandez-vous ? Il avait été liquidé dès le premier soir avec Seb et Mika.

       En attendant, je me rendais compte, chaque matin à mon réveil, que la petite incision effectuée par le chirurgien n'avait en rien entamé mon tempérament d’étalon égrillard. C'est ainsi que le 22 novembre, jour de la Sainte Cécile, alors que la lune entrait dans son dernier quartier, Zohra acheva définitivement mon rétablissement. Je restai d'ailleurs ébahi de cette prise victorieuse croyant que mes approches ne seraient pas plus fructueuses qu’avec sa compatriote.

       Nous finissions de manger et je lui parlais de mes parents, humbles agriculteurs dans les Combrailles. Je l’ennuyais, elle ne connaissait pas les Combrailles, une région pourtant proche de la Creuse d’où sortait l’improbable Gauvain Sers. Alors, elle se leva et s'assit sur mes genoux. Elle m'embrassa à pleine bouche et je demeurai deux minutes stupéfait. Mais bien vite, je la soulevai et l'emportai dans ma chambre pour, fébrilement, arracher ses vêtements. Le troubadour creusois bêlait bêtement ses chansonnettes tandis qu'elle dégrafait avec dextérité mon pantalon devenu tout à coup trop étroit.

       En ce soir de la Sainte Cécile, je me sentis une âme de mélomane et lui exécutai les plus grands thèmes de la musique classique. J'évitai Tchaïkovski et sa symphonie pathétique ainsi que celle inachevée de l’ami Schubert pour lui interpréter la chevauchée des Walkyries du fabuleux Wagner. Je conclus sur la symphonie héroïque de l’incontournable Beethoven alors que seules, quelques heures nous séparaient du matin. Et tendrement, à notre réveil, je lui fis découvrir les petites musiques de chambre du génial Mozart tandis qu’elle m'initia à la Flûte enchantée du même compositeur.

       Nous devînmes inséparables. Si ce n'était pas elle qui venait chez moi, c'était moi qui dormais à son appartement. Seb et Mika rigolèrent de manière goguenarde à notre nouvelle liaison, mais Anastasie, elle, nous fit carrément la gueule. Je restai peiné de sa réaction, pensant qu'elle aurait vu cette aventure d’un œil amical. Mais non, à partir de ce jour, elle nous évita nous jetant des regards sombres chaque fois que j'arrivais chez elles. Zohra s'en fichait me disant qu’elle était jalouse. Une réflexion que lâcha Anastasie à Seb me le confirma. Un soir, elle lui confia : « Ce n'est pas correct.

       — Quoi ? Qu'est-ce qui n'est pas correcte ?

       — Zohra. Elle n'est pas correcte. Elle n'aurait pas dû faire ça. De toute façon, elle ne l'aime pas.

       — Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

       — Parce que je le sais. La seule chose qui l'intéresse, c'est sa petite cicatrice mal placée. »

       Elle qui m’avait repoussé l’année précédente, aurait-elle voulu que son amie agisse de même ? Et puis, elle avait un fiancé qui l'attendait sur son île grecque et pour lequel elle vouait, nous avait-elle suffisamment affirmé, un amour exclusif. Non, c'était elle qui n'était pas correcte.

       De son côté, Zohra m'aimait-elle ? Je dois dire que je trouvais ses sentiments ambigus. Nos nuits étaient passionnées, mais lorsque nous nous promenions, je semblais ne plus exister. Elle marchait à mes côtés et, si je prenais sa main, elle ne me repoussait pas, mais la relâchait à la première occasion. Et quand je voulais l'entourer de mon bras, elle se dégageait en riant, clamant que nous étions ridicules.

       Une échéance douloureuse m'attendait. Anastasie et elle devaient retourner deux semaines dans leur pays pour les fêtes de fin d'années. Chaque jour, je devenais un peu plus triste, triste comme une bouteille vide restée sur une table un lendemain de mariage. J'étais d'autant plus désespéré que Zohra attendait ce départ avec impatience. La veille, je lui demandai : « Est-ce que je vais te manquer quand tu seras en Grèce ? Oui, oui, me répondit-elle en s’affairant dans ses tiroirs. » Je lâchai alors cette idée qui me travaillait depuis plusieurs jours : « J'ai envie qu'on vive ensemble quand tu reviendras. »

       Elle releva la tête : " Tu voudrais qu'on partage un même appartement ?

       — Oui. J'en ai marre de ces allers et retours entre nos deux domiciles. J'en ai marre de voir Anastasie tirer sa tronche chaque fois que je viens. J'en ai marre de me retrouver seul chez moi où rien ne me rappelle qu'on s'aime. Je veux voir tes flacons de parfum et ta brosse à dents dans ma salle de bain. Je veux que mon chez-moi soit rempli de toi. »

       Elle éclata de rire et s'accrocha à mon cou : " T'es vraiment chou quand t’es malheureux.

       — Karim quitte son trois pièces à la fin du mois. Si t’es d’accord, on peut prendre la suite, son proprio sera content. C'est à deux pas de l'école d'archi et de la fac de Droit."

       Elle prit un air rêveur et je vis se dessiner sur ses lèvres un petit sourire.

       — D'accord. Je te laisse négocier ça. De toute façon, la vie devient impossible avec Anastasie.

       Elle m'embrassa fougueusement et retourna à sa valise.

       Le lundi 20 décembre, elle s'envola pour son pays l'esprit léger m'abandonnant à mon triste sort. Je déménageai durant les vacances dans l'appartement du fameux Karim. Et sur les chansons de Gauvain Sers, je l’agençai pour, qu’à son retour, notre vie commune puisse commencer sans attendre. Et le soir, exténué, je m’attardais à regarder par la fenêtre en pensant à elle.

       "Pourvu qu'elle veuille beaucoup de gamins, c'est dingue d'avoir de si p'tites mains, pourvu qu'elle se moque un peu d'moi, sur ma coupe au bol d'autrefois" [4]

       Putain de Gauvain !

       Le lundi 3 janvier, l'objet de toutes mes pensées devait atterrir en fin d'après-midi à l'aéroport de Clermont-Ferrand, mais, par un SMS le matin, elle me prévint qu'à cause d'intempéries, elle ne pourrait débarquer que le jeudi. J'avalai, sans me plaindre, cette déconvenue provisoire et je repris le chemin de la fac, imprégné d’un malaise diffus.

       Mais surprise ! Le mercredi, dans la matinée, je reçus un texto m’informant qu'elle serait en fin de journée à son appartement. Pourquoi arrivait-elle plus tôt ? Pourquoi ne m'avait-elle pas demandé d'aller la chercher à l'aéroport ? J'étais trop excité pour me poser les bonnes questions. À dix-huit heures passées de quelques minutes, je sonnai à sa porte, la tête pleine de notre nouveau logement, de son corps, de notre lit. J’avais même sous le bras un rouleau du papier peint de notre chambre.

       Quand elle m'ouvrit, un grand gaillard d'un mètre quatre-vingt-dix se tenait derrière elle. Sa peau mate et ses cheveux bruns profonds ne laissaient aucun doute quant à ses origines méditerranéennes. Zohra se pencha vers moi et m'embrassa comme si j’étais un vieil ami : « Bonne année ! C'est gentil d'être passé si vite.

       — Euh... Bonne année à toi aussi. Tu... T'es arrivée aujourd'hui. »

       Elle n'eut pas le temps de me répondre, l’étalon sorti de nulle part, la main tendue et un sourire niais sur le visage, me salua : « Bonjour, dit-il. Zohra, tu me présentes ?

       — Oui. C’est Léandre, un copain d’Anastasie. Léandre, je te présente Hugo, mon fiancé. »

       Un bruyant gargouillis remonta de mon ventre pour se terminer par un rot discret. Je répliquai bêtement : « Enchanté.

       — Zohra m'a beaucoup parlé de vous. Je suis content de faire votre connaissance.

       — Tu peux le tutoyer, lui dit-elle. »

       C'est sûr mon gars. On connaît les mêmes recoins, les mêmes essences intimes de celle qui se tient entre nous. Mais je restai coi, affichant, comme lui, un sourire niais. Elle poursuivit : « Hugo est venu m'accompagner en France. Il prépare un mémoire et va habiter ici jusqu'à Pâques.

       — Ah ouais ! Super ! Tu dois être contente. »

       La salope ! Le regard enjoué, elle l'entoura par la taille : « À la fin de l'année universitaire, je retourne définitivement en Grèce et on se marie début juillet.

       — Ouah ! C’est magnifique. »

       Le grand huluberlu semblait content de mon approbation. Je finis de rentrer et, pour faire diversion, je demandai où était Anastasie. Mon ex-future concubine prit un air grave : « Elle n’a pas pu revenir. Elle… Il lui est arrivé quelque chose. De terrible.

       — Ah bon ! Elle a eu un accident ? »

       Le bel Hugo et ma dramatique Zohra échangèrent un regard gêné : « Autant que tu le saches. Elle a fait une tentative de suicide. » Je n’eus plus besoin de faire bonne figure devant cette grande asperge de fiancé. Je m’effondrai dans le canapé : « Mais... pourquoi ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

       — C’est à cause de son ex. Elle ne se remet pas de leur rupture.

       — Elle n’est plus avec son copain ?

       — Non. C’est fini depuis l'été dernier.

       — Mais elle n'en a jamais parlé.

       — Je sais, mais, à priori, tout le monde pensait qu’elle avait accepté leur séparation. Et puis, quand on est rentré fin décembre, elle a craqué.

       — Qu'est-ce qu'elle a fait ?

       — Elle a avalé une boîte de somnifère le soir de la St Sylvestre.

       — Et... Et comment ça va ?

       — Elle est toujours dans le coma.

       — Bon Dieu ! »

       Je fermais les yeux, la gorge nouée. En cinq minutes, je venais de prendre deux obus en pleine poire ! Ce grand con de Hugo pensa bien faire en mettant sa main sur mon épaule. « C’est que tu l’aimais bien ? » crut-il bon de demander. Que pouvais-je faire ? Lui envoyer mon poing dans la figure, puis sauter à pieds joints sur son ventre jusqu’à ce que ses boyaux éclatent sur le parquet ou me lever et m'en aller ? Sagement, je choisis la deuxième solution. J'embrassai Zohra lui faisant promettre de me tenir au courant et repartis sachant que je ne la reverrais plus.

       Les rouleaux de papier peint pour notre chambre, je pouvais en faire des confettis à défaut d'un usage hygiénique.

       Quand Seb et Mika apprirent l'arrivée de ce fiancé et le geste d’Anastasie, ils déclarèrent que la vie était vraiment de la merde. C’était gentil, mais ils ne paraissaient pas mesurer l'abîme dans lequel je chutai. Je pris ce soir-là, la plus grosse cuite de ma courte existence, mais qui fut la première d’une longue suite. Alors me revinrent les paroles de « Elle était là ».

       "Quand j’étais dans l’impasse, à faire que des conneries, quand la vie fait ses crasses, quand mon père est parti, quand j’ai eu besoin d’elle, pour pouvoir m’envoler" [5]

        Putain de Gauvain !

       Voilà ma triste histoire. Six semaines ont passé et, en cette nuit de la St-Valentin, je ne parviens toujours pas à remonter la pente. Même si je sais à présent que Zohra est une vraie garce, elle reste accrochée à ma peau. J’arrive enfin à mon appartement. J’ai dû faire un boucan du diable en ouvrant la porte, mais je m’en fous. Dans l'entrée, je jette les clés et mon iPhone sur le meuble. Je remarque à l’instant que le voyant d’appel clignote. Je suis tellement bourré que je ne l’ai pas entendu sonner. C’est un coup de fil de Zohra et elle a déposé un message : « Bonsoir Léandre. N’arrivant pas à te joindre, je te laisse ce message. C’est à propos d’Anastasie. Voilà, j’ai reçu un coup de fil de sa famille et… et… C’est pour te dire qu’elle est décédée cet après-midi. Tu peux me rappeler si tu veux plus de précisions… Bon, malgré cette mauvaise nouvelle, j’espère que tu vas bien. Appelle-moi de temps à autre, ça me fera plaisir.

       — SALOPE ! GARCE ! CHAROGNE ! VA CREVER ! »

       Les voisins doivent être bien réveillés à présent. Et je me mets à pleurer. Anastasie ! Ma douce Anastasie ! Pourquoi ne m’as-tu jamais rien dit ? Moi, je t’aurais aimé, tu aurais été ma reine. La fatigue, le désespoir m’étreignent. L’amour est une chimère. Elle prend plusieurs formes, mais reste insaisissable pour nous laisser plus pauvres qu’avant. Je sombre dans un sommeil plombé d’alcool.

       Une heure après, je me réveille en sursaut. Une idée, une terrible, une dramatique idée vient de me traverser. « La vérité est dans le texte. » Qu’avait-elle voulu me dire ? Je me relève et cours, trébuche jusqu’à l’étagère où sont rangés les CD. « Putain ! Il est où ce putain de boîtier ? »

       Je trouve Gauvain Sers coincé entre Tryo et LEJ. Je l’ouvre et retire le livret qui l’accompagne. Il se déplie en plusieurs feuillets sur lesquels sont reproduites les paroles de ses chansons. Sur la dernière page, rajoutés de la main d’Anastasie, ces quelques mots.

       « JE T’AIME »

[1] Titre éponyme de l’album sorti en 2021 [2] idem [3] Elle était là, même album [4] Pourvu, titre éponyme de l’album sorti en 2017 [5] Elle était là de l’album Ta place dans ce monde