Une tête pas catholique

         
    Madame Yvette Grandjean avait choisi une place dans la quatrième rangée sur le côté gauche de la nef de l'église Saint-Michel. La même rangée, le même banc que celui qu'elle avait occupé pendant des décennies à la basilique Notre-Dame-du-Port à Clermont-Ferrand. Même si l'architecture, la disposition à l'intérieur de l'édifice étaient totalement différentes, Yvette Grandjean éprouvait un profond sentiment de paix en prenant possession de ce petit carré en ce lieu saint. Il y a de nombreuses demeures dans la maison du Père, mais notre pieuse dévote n'était pas encore prête à échanger la sienne.
    Au plus loin que pouvaient remonter ses souvenirs, cette femme de soixante-six ans n'avait manqué la messe dominicale qu'à deux occasions. Il s'agissait des deux dimanches qui avaient suivi la naissance de ses deux enfants. Elle était fière de sa fidélité et il n’y avait aucune de raison que Dieu ne le sache pas. « C’est ça, la foi ! » comme elle le répétait au père Krupa, vicaire à Notre Dame du Port, à chacune de ses confessions.
    Notre bonne chrétienne, installée sur la deuxième chaise de la quatrième rangée, attendait le début de l’office et son regard se perdait dans les reflets multicolores des vitraux.
    Ici, en l'église St-Michel, elle devait tout prouver. Depuis le décès de Paul, son mari (Dieu ait son âme), elle ne pouvait plus payer les charges de leur maison. Elle avait donc, à contrecœur vendu ce bien familial et reprit l’humble logement qui lui venait de sa mère. Quittant la capitale auvergnate pour cette petite ville rurale, Yvette abandonnait son statut de dame patronnesse et par lequel elle était une personnalité reconnue. Le déménagement n'était pas terminé (ne pas oublier de prévenir le diocèse de son changement de paroisse), mais il était avant tout prioritaire d’être vue et acceptée auprès de sa nouvelle communauté. En se positionnant sur la deuxième chaise de la quatrième rangée gauche de la nef, elle savait que le prêtre repérerait rapidement cette ouaille fraiche et disponible. Alors, très vite, on la solliciterait pour les lectures ou pour la quête et chacun apprécierait son amabilité avec laquelle elle s'empresserait d'y répondre.
     Tout était différent, ici, à St-Michel. Ce curé, tout d'abord, était trop jeune. Le regard clair, la mèche rebelle retombant toujours sur ses yeux, il se dégageait de lui une prestance que des femmes encore novices (et moins entraînées à résister aux pièges du Malin) risquaient de trouver charmante. Et puis, ses manières étaient trop familières. Si on voulait se protéger du mal, il fallait savoir mettre des limites aux relations paroissiales. « Mettre le holà ! » comme disait le père Krupa quand il était contrarié. Un prêtre n'était pas un copain et, même si l'Église devait rester ouverte à celles et ceux qui n'avaient pas su demeurer dans le droit chemin, Yvette estimait qu'on laissait trop de responsabilités aux femmes divorcées. Et une femme divorcée n'est pas comme une jeune fille. Elle connait le goût du péché et son regard n'a plus la même pureté quand elle parle à un ministre du culte.
Non ! Yvette n'aimait pas cette nouvelle Église qui avait remplacé celle de son enfance. Plus un curé était vieux et plus il était sanctifié par les messes qu'il avait officié. Ainsi (elle en était sûre), le Tentateur était tenu éloigné du parvis des églises.
     La célébration débuta par un air sacré joué à l’orgue qui dominait la nef. Elle ne connaissait rien aux grandes œuvres religieuses, mais les clameurs sortant des tuyaux de cet instrument lui filaient des frissons jusque dans le bas du dos. Elle avait alors cette impression que Dieu lui parlait.
     Voilà trois quarts d’heure que le curé officiait et l'on arrivait au moment le plus exquis. Après avoir ânonné à trois reprises l’Agneau de Dieu, Yvette Grandjean allait s'engager pour venir goûter au corps du Christ, cette délicieuse et modeste tranche de farine au goût subtilement suave. Chaque dimanche, elle commettait le péché de gourmandise dans la plus totale ignorance.
     Alors que le prêtre s'approchait des fidèles, le calice empli des hosties consacrées, Yvette fut dérangée par la porte de l'église qui se mit à grincer. La curiosité étant aussi une autre de ses petites faiblesses, elle se retourna. Quel était le rustre qui venait troubler la quiétude des âmes bien faites de ce lieu ? Un homme, la cinquantaine bien sonnée, traversa l'assemblée d’un pas affirmé pour aller jusqu’au chœur et recevoir la sainte communion. Sitôt l'hostie dans la bouche, il fila par un des côtés et ressortit aussitôt.
     Yvette était abasourdie. Quel était cet intrus qui se nourrissait du corps du Christ comme tant d'autres se sustentaient dans un McDonald où un Quick d’une barquette de frites ? Et pourquoi le prêtre avait-il accepté de la lui donner sans une hésitation ? Mais voilà ! Elle le savait ! C'était ça l'Église moderne. On ne respectait plus rien et on distribuait le corps du Christ comme deux mille ans plus tôt les apôtres distribuaient le pain et les poissons à tous les indigents qui suivaient Jésus. Les divorcés remariés, les francs-maçons, les nouveaux repentis, tout le monde se servait allègrement dans le calice comme s'il s'agissait d'un puits sans fond. Comme si l'amour de Dieu était inépuisable ! Alors que l'assemblée entonnait le chant de communion sous les volutes de l’orgue, Yvette s'engagea dans l'allée. Cet événement l’avait troublée et notre fille de Dieu communia l'esprit ailleurs.
     Heureusement, dès le lendemain, tous les soucis liés à son déménagement revinrent occuper ses pensées. Ce léger incident disparut dans les cartons qu'elle avait à déballer et les armoires à remplir. Elle fit aussi connaissance avec les commerçants de son quartier. L'appartement qu'elle habitait était situé dans le centre historique de la ville et les nombreuses échoppes au pied des vieux immeubles apportaient une animation continuelle. Yvette Grandjean savait déjà qu'elle allait passer une paisible retraite en ces lieux. La semaine s’écoula sans qu'elle s'en rendît réellement compte. On était début octobre, mais l'été semblait vouloir s'attarder. Un ciel bleu azur dominait la ville depuis deux mois et, même si aux informations télévisées, on parlait de sécheresse, elle s'en souciait peu. Son logement orienté plein sud bénéficiait d'un ensoleillement tout le long du jour.
     Quand vint le dimanche suivant, Yvette regagna la deuxième chaise de la quatrième rangée sur le côté gauche de la nef. Elle reconnut quelques têtes déjà présentes la fois dernière, mais personne ne la sollicita pour une lecture ou une quête. Elle ne s'en offusqua guère. Il faut bien plusieurs semaines avant que les gens osent vous aborder. La cérémonie fut plaisante grâce à une chorale bien rodée et soutenue admirablement (enfin, c’était son avis) par l’orgue. Restait le prêtre un zeste désinvolte dans sa façon de célébrer la messe qui la contrariait légèrement. Vint aussi le moment de la communion et, tandis qu'Yvette Grandjean faisait silence en son cœur avant de s'engager dans l'allée, la porte de l'église s'ouvrit à nouveau. Elle leva le regard et reconnut le même homme que la semaine passée. Il traversa toujours d'un pas rapide la nef, mais elle prit le temps de le détailler. Vêtu d'une veste anthracite, il était coiffé à l'ancienne avec une mèche brune sur le côté. Il portait une étrange barbe en triangle un peu méphistophélique lui conférant un air inquiétant. Quand il passa devant elle, Yvette ne put réprimer un frisson. Il se dégageait de cet individu quelque chose de malfaisant, de ténébreux. Le prêtre l'attendait et lui donna la communion sans sourciller. Yvette n'en revenait pas. C’est alors que Dieu lui parla.
     Ce curé et cet homme se connaissaient, et ils œuvraient ensemble et en cachette. Parce qu’ils avaient pratiqué l’occultisme, Lucifer s’était approprié leur âme. Elle l’avait lu dans la revue « Dieu et Vérité », les adeptes du satanisme se rendaient aux offices pour récupérer des hosties afin de les garder pour leurs messes noires. Avec ce jeune prêtre qui ne paraissait pas convaincu de sa fonction, il ne pouvait s'agir que de ça. Il profitait de la communion pour refiler des patènes consacrées à cet inquiétant paroissien. Yvette communia avec réticence. Recevoir l'eucharistie de ce curé peu fiable lui donnait le sentiment de participer à un sacrilège.
     Elle rentra chez elle très troublée ne sachant quelle initiative prendre. Devait-elle informer l'évêque ? Devait-elle en parler à cette femme rousse bien en chair qui dirigeait les chants et qui paraissait au fait de tout ce qui se passait dans l'église ? Une autre crainte surgit. Et s’ils étaient tous complices ? Ne courait-elle pas un risque pour sa vie s’ils découvraient qu'elle avait deviné leur jeu ?
     Le dimanche suivant, le même scénario se produisit. L'homme à la barbichette trop pointue pénétra dans l'église pour prendre l'hostie et ressortit immédiatement. Notre pieuse fille de Dieu, cette fois-ci, ne put communier. Elle regardait les fidèles passer à ses côtés dans l'allée et ne comprenait pas qu'elle fut la seule à avoir démasqué ce commerce démoniaque. Au contraire, ils entonnaient "Nous sommes le corps du Christ" dirigés par la femme rousse bien en chair et accompagnés par l'orgue. Elle était dépitée. Ils bêlaient et marchaient comme un bon troupeau de moutons. Rentrée chez elle, Yvette décida qu'elle changerait de paroisse. Il y avait dans le quartier nord de la ville une autre église. Elle s'était renseignée et savait que chaque dimanche, une messe y était dite.
     Le mercredi suivant, alors qu'elle faisait son marché, elle reconnut dans la rue l'homme à la barbichette. Si, sur le moment, un sentiment de panique la saisit, elle se reprit aussitôt. Il n'y avait aucune raison qu'il l'ait remarquée auparavant. D’ailleurs, il poursuivit sa marche d'un pas décidé. Il était toujours vêtu de la même veste anthracite, mais portait en plus un chapeau de feutre. Ce couvre-chef, totalement démodé, apportait une touche encore plus inquiétante au personnage. Yvette entreprit de le suivre.
     Elle crut se retrouver cinquante ans plus tôt quand, jeannette chez les scouts, elle parcourait la ville au cours de jeux de pistes et de courses au trésor mémorables. À cette époque, tout était émerveillement et la vie ressemblait à une grande aventure dans laquelle tous les instants étaient primordiaux. Chaque jeu était une mission qui lui était confiée et il n'y avait rien de plus important que de la mener à bien. En filant cet homme, Yvette éprouva le même sentiment grisant. Il était là à une vingtaine de pas et elle le suivait sans qu’il se doute de sa présence. Son intuition était forte. Elle allait dans l'heure recueillir les preuves qui confondraient ce suppôt de Satan. De toute manière, il n’avait pas une tête catholique. Plutôt une tête de franc-maçon de la troisième République qui devait fréquenter les mauvaises maisons où la concupiscence faisait perdre les âmes.
     Il se dirigeait vers l'église. Éprouvait-il le besoin de retourner en semaine sur les lieux de ses méfaits ? Quand il traversa le parvis pour pousser la porte, le cœur d'Yvette s'emballa. Il y avait du Da Vinci Code dans l'air. Elle le suivit et s'arrêta tremblante devant le loquet en fer forgé. Qu'allait-elle découvrir ? N'était-il pas préférable de faire demi-tour et de trouver un poste de police pour faire part de ses présomptions ? Après une bonne minute d'hésitation, elle pénétra dans l'édifice.
     La pénombre l'accueillit et elle dut laisser ses yeux s'habituer avant de regarder autour d'elle. Près du chœur, une douzaine de cierges apportait un peu de lumière. Yvette s'y dirigea et perçut à cet instant les bruits d'une conversation venant de la sacristie. La porte était entrouverte et elle distingua la silhouette de deux hommes.
     – J'ai dû la laisser tomber dimanche dernier en ressortant de l'église.
     – Je te donne celle-ci, mais ne la perds pas. C'est précieux.
     – Ne t'inquiète pas, j'y ferai attention.
     Elle avait deviné par le son de sa voix que l’un des deux n'était autre que le jeune prêtre désinvolte. Elle reconnut aussi, mais sans surprise, l'individu au chapeau sombre qui, en ces lieux, s'était découvert. « Certainement pas par respect » pensa-t-elle. Ce dernier quitta la sacristie et passa à cinq mètres d'elle sans la remarquer. Il poussa la porte de l'église et elle décida de poursuivre sa filature. Elle compta jusqu’à vingt et gagna la sortie à son tour. Quand elle fut sur le parvis, elle dut attendre encore quelques secondes que ses yeux s'acclimatent à la lumière.
     Disparu ! Son homme avait disparu ! Elle eut beau regarder sur la place, elle n'aperçut ni chapeau démodé ni barbichette diabolique. Et pourtant, ce n'était pas les quelques dizaines de secondes d'avance qu'elle lui avait laissé qui avaient pu lui permettre de s'échapper. Elle fit le tour de l’édifice, monta même sur un plot de stationnement pour voir plus loin, elle dut se rendre à l'évidence. Le profanateur de pains consacrés s'était volatilisé dans la lumière du jour.
     Elle rentra chez elle songeuse. Elle tentait de comprendre les bribes de paroles saisies dans l'église. C'était évident, le prêtre et son interlocuteur se connaissaient puisqu'ils se tutoyaient. Et qu'avait-il donc perdu ? L'hostie que lui avait donnée son complice le dimanche précédent ! Il était revenu aujourd'hui afin d’en avoir une autre pour célébrer ce soir sa messe noire. Et on pouvait facilement imaginer que le jeune curé irait le rejoindre pour officier avec lui. Yvette eut un frisson dans le dos. L'affaire était gravissime et la providence lui avait permis d'être témoin de la connivence des deux hommes. Dieu venait de lui confier une mission : révéler à l’évêque leurs agissements occultes. Pour cela, elle décida qu'elle assisterait une dernière fois à la messe dominicale afin de réunir de nouvelles preuves.
     Le dimanche suivant, elle s'installa à nouveau dans la quatrième rangée de la nef gauche de l'église. La grosse femme rousse bien en chair l'aborda pour lui proposer de lire une page d'évangile, mais Yvette la rabroua vertement. Elle n'était pas là pour faire le spectacle, mais pour mener une enquête. La messe se déroula sans incident particulier. Le jeune curé était toujours désinvolte et la chorale chantait toujours aussi bien. Elle eut un bref moment d'émotion quand, à l'Offertoire, l'organiste interpréta l'Ave Maria de Schubert. Puis, vint la Consécration et, alors qu'elle allait s'incliner pour adorer le Corps du Christ, une subite intuition la traversa. Elle se retourna et leva les yeux.
     Horreur ! Là-haut, à la tribune, près de l'orgue, l'homme à la barbichette dominait l'assemblée. Notre vertueuse paroissienne ne put retenir un cri et ses voisins la dévisagèrent inquiets. Elle se retourna, confuse et effrayée. Satan était dans l'église ! Les fumées de l'enfer s'échappaient des tuyaux de l'orgue. Yvette tenta à nouveau un regard plus discret. Faisant semblant de saisir un mouchoir dans son sac à main, elle leva les yeux vers la tribune. Il avait disparu.
     Yvette était toute tremblante et son cœur battait la chamade. Quand, après avoir ânonné comme à son habitude trois fois l'agneau de Dieu, elle se prépara à recevoir la communion, une fois encore, la porte de l'église grinça et l'homme à l'inquiétante barbichette s'engagea dans l'allée centrale. « C'est Lucifer. Il a le don d'ubiquité ! » Près de suffoquer, elle le regarda s’approcher. Il passa devant elle et, elle en était certaine, une odeur de soufre l’accompagnait. Il communia et ressortit comme les fois précédentes. Yvette n’en pouvait plus et elle s’effondra sur sa chaise, la deuxième dans la quatrième rangée de gauche.
     « Ô, mon Dieu ! Délivrez-nous du Mal. » répétait-elle en tournant la tête de tous les côtés. Et à nouveau, elle vit l'apparition. L'homme à la barbichette venait de surgir sur le côté gauche de la tribune et, marchant lestement, il disparut derrière l'orgue. Alors, les premiers accords de "Venez à la table" s'élevèrent tandis que la grosse poule rousse devant son micro commençait à battre le beurre.
    C’était l’organiste ! Yvette resta bien deux minutes, la bouche ouverte, le nez en l'air tournée vers l'orgue. Sa confusion était telle qu'elle ne devinait pas le visage stupide qu’elle offrait à ses voisins. Elle retomba sur sa chaise, ses pensées prises dans un tourbillon affolant. La messe prit fin et elle réalisa brutalement que tout le monde quittait l'église. Même le prêtre était déjà sur le parvis à saluer ses paroissiens.
     Elle sortit à son tour et, lorsqu'elle se retrouva sous la lumière du jour, elle aperçut pour la première fois cet escalier extérieur qui montait au clocher. De cet escalier, l'homme à la barbichette en descendait. Il tenait à la main un petit objet qu'elle ne distinguait pas. Quand il rejoignit le prêtre, il la lui tendit. Yvette s'approcha suffisamment pour entendre ses paroles.
     – Tiens, je te rends la clé de la tribune. J'ai retrouvé la mienne. Elle était tombée derrière l’orgue.